Angle d’approche

Par : Olivier Tessier

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plane

Chapitre 1 

Cela fait près de neuf heures que nous avons quitté Barcelone. Par nous, je veux dire moi et le commandant Wellman. Nous nous sommes rencontrés à Shanghai, puis nous avons traversé l’Asie et l’Europe. Mais il n’y a pas eu que de moments joyeux entre nous. À chaque atterrissage, le commandant sue de toute part et il devient très tendu. Je ne sais pas ce qu’il a, mais nous faisons avec. Malgré son anxiété du retour à la terre, il a d’étonnantes capacités. Par exemple, il m’a confié qu’il se souvenait de tous les chemins aériens des États-Unis. De plus, les autres pilotes disent qu’il est, selon le bon jargon, un «morpion de carlingue». En effet, il paraît carrément obsédé par son travail, aussi exigeant soit-il. Je ne sais pas si je devrais lui dire, mais, ce que nous allons faire, je l’avais fait maintes fois, c’est un des cauchemars de tout bon pilote.

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C’est un jour comme les autres au NYC Architype. Denise pose son café à exactement onze centimètres de son ordinateur portable dernier cri, les rayons du soleil frappent à quarante-six degrés par rapport à la table de Scott, et je suis là, devant ma propre planche, à me demander quoi ajouter sur cette œuvre de cubisme. Depuis mon arrivé à l’entreprise, il s’est formé cette routine où chaque action a sa raison d’être. Même si je rencontre tout le monde lors du dîner, je suis habituellement seul dans mon 90 degrés tridimensionnel. Pourquoi? Parce que je suis incapable de dessiner, réfléchir, rationaliser, penser dans une cacophonie inutile. Malgré tout ça, je me démarque par mes plans d’une qualité digne du logiciel de dessin assisté et d’une originalité à même faire envier Pablo Picasso. Certes, je suis brillant, mais je crois que même mes talents sur-artistiques ne pourront ralentir le temps. En effet, je dois remettre mes croquis pour demain et je ne crois pas pouvoir y arriver.

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Chapitre 2

 

Nous voyons la terre ferme s’approcher de nous. Et avec elle, l’enfer sur terre: l’Aéroport John F. Kennedy, le plus bondé du pays, non, du continent. Atterrir là-bas a toujours été un supplice pour les pilotes. Et avec un commandant qui se déshydrate en 25 minutes chrono, ça risque d’être très désagréable. Mais bon, il faut y aller. Wellman commence à pousser le manche, ce qui nous fait perdre de l’altitude. Ensuite, il faut ralentir l’avion et lui donner un bon angle d’approche. Jusqu’à présent, tout se déroule bien dans la procédure. Chaque étape est faite comme la liste le prescrit. Mais alors, je vois les mains de mon commandant s’inonder et trembler comme s’il y avait des turbulences dans la cabine. Je ne l’ai jamais vu dans un état pareil; cela doit être la première fois qu’il atterri à JFK. Je me demande: pourquoi Wellman atterrirait à un endroit qu’il évite à tout prix?

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C’est comme ça que vont les affaires au NYC Architype: exploiter ses employés dans le but de les faire souffrir éternellement?! Et en plus, après avoir fini les plans, je dois m’envoler vers Londres pour rencontrer un client. Ma journée risque de ne pas bien terminer. Il faut que je dessine, mesure, trace et note le plus vite possible. Dessiner, mesurer, tracer, noter. C’est un motif que je vois trop souvent. Dessiner, noter, mesurer, tracer. Ma tête va finir par exploser si je ne finis pas à temps. Mesurer, tracer, noter, dessiner. Pourquoi ce travail m’a été assigné? Je commence à manquer d’inspiration, de méthode, de mines, de café, de temps. Je vois le contour de ma vision périphérique devenir noir. Est-ce la fin de ma carrière ici? Il ne le faut pas! Je dois continuer à puiser dans mes réserves d’énergie et utiliser mes arts de dessins massifs pour achever ce que mon patron a commencé.

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Chapitre 3

 

Plus qu’un kilomètre d’altitude avant la piste et mon tremblant commandant Wellman ne semble plus avoir le contrôle sur lui-même. Je m’inquiète qu’il ne réussisse pas à compléter la procédure sans mon aide. Ainsi, je lui propose de m’occuper des moteurs. Après tout, ce n’est pas la première fois que je seconde un commandant. J’en profite pour lui glisser un mot, plutôt une question: la raison qui le pousse à aller à JFK. En réponse, Wellman me dit que c’est pour rencontrer un ami qui lui est spécial. Tant de mal pour un citoyen parmi tant d’autres. Mais le temps est mal choisi pour lamenter: il faut faire atterrir l’avion. Alors que je règle les moteurs pour maintenir une vitesse sécuritaire, mon commandant se charge de garder un bon angle avec la piste. Soudain, je remarque que, comparé au début de la procédure, Wellman est beaucoup moins anxieux. L’ai-je aidé à se ressaisir et lui donner l’espoir de ramener l’avion sur la terre ferme?

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C’est une course contre l’horloge au NYC Architype. Les dessins sont terminés aux trois-quarts, mais il ne me reste que six heures pour terminer. Je n’aurais pas assez de temps si je fais mes plans réglés au quart de tour. Si la précision entrave la rapidité, alors je suis plongé dans un dilemme: soit je continue avec ma précision militaire et je manque de temps, soit j’accélère et je gribouille le papier. C’est alors que Louise, la dame au portable dernier cri, propose de m’aider en faisant une partie des dessins pour moi. Je ne sais pas si ça va réduire la qualité et l’originalité que je recherche. Pourtant, ses plans sont d’une rigueur telle que je suis capable de produire. Alors, j’accepte son offre. Je lui donne les brouillons que j’ai faits il y a une semaine. Déjà, je vois la lumière au bout du tunnel. Pour la première fois de la journée, je sens que je peux y arriver. Le portable de Louise et moi travaillons en synchronisme pour terminer ce que j’ai commencé.

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Chapitre 4

 

L’avion maintient un cap sécuritaire à son approche de la piste. Alors que le commandant Wellman aligne l’appareil et la piste, j’essaie de décrypter ses mouvements pour ajuster la vitesse. Il ne reste qu’une minute avant le contact sur le sol. Mon partenaire ne sait pas ce qu’il faut faire à ce point. Je le rassure en disant que c’est le rôle du premier officier d’actionner les ailerons. Sur ce mot, il retourne à sa tâche. Plus je lui donne d’indications, moins Wellman paraît anxieux. L’ironie est qu’il cumule plus d’heures de vol que moi, mais il a besoin de plus d’aide dans ses manœuvres. Que voulez-vous? Chacun est différent. Mais là, fini de rigoler. Plus que cinq secondes avant l’atterrissage. Quatre. Trois. Deux. Un. Puis, nous entendons le bruit typique du caoutchouc touchant la chaussée. Le commandant soupire alors de joie; il a réussi une des manœuvres les plus difficiles de sa carrière. Nous pouvons enfin tourner la page.

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Cinq heures restantes au NYC Architype. Louise et moi avons terminé à 97 pourcent le travail assigné. Je ne savais pas que de travailler à deux accélérerait les choses. Mais maintenant, je sais que je peux lui faire confiance. Elle quadruple la vitesse de travail, à comparer à moi tout seul. Je me sens si près du but, mais si loin en même temps. Le temps semble accélérer avec le rythme de croisière. Cinq heures peuvent alors devenir… une heure et vingt-cinq minutes! Mais heureusement, nous avons presque fini. Encore quelques petites retouches et le tour est joué. Une mesure par ci, une note par là et une dernière ligne de ce côté. Avant que j’aie pu demander la progression, Louise me dit que le travail est achevé. Il ne reste plus qu’à imprimer tout ça et remettre ces chefs-d’œuvre à la tête du bureau. Voilà. Je peux enfin prendre mon vol pour Londres et voir un homme avec qui j’avais clavardé. La dernière fois que nous avons été en contact virtuel, il a mentionné qu’il était en Europe de l’Ouest.

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Chapitre 5

 

Nous avons réussi à faire atterrir un avion à JFK. Même moi, je n’y crois pas. Et encore moins mon cher commandant. Après avoir passé un contrôle douanier de routine, j’invite Wellman à venir dans ma loge pour discuter. Il refuse alors sous prétexte de rejoindre un «ami» qu’il a rencontré sur Internet. Tout ce qu’il m’a pu dire à son sujet, c’est qu’il habite New York comme lui. Quatre secondes de silence plus tard, le commandant se dirige vers le terminal où se trouvent les passagers.

C’est là où je le perds de vue. Mais qui est donc ce mystérieux «ami»?

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Je suis enfin arrivé à l’aéroport John Fitzgerald Kennedy. Dès mon entrée dans le bâtiment, je suis le flux de passagers en attente de leurs voyages d’affaires. Après avoir enregistré mes bagages, convaincu les douaniers que je ne suis pas un contrebandier et trouvé la porte qui me mènera à mon vol, je peux enfin me reposer. Puis, je vois une figure en uniforme bleu et or s’approcher de moi. C’est définitivement un commandant de bord, que je reconnais par les galons. Il se présente alors: commandant Wellman, puis je retourne la faveur. Il m’invite alors dans sa loge, une offre qui ne se refuse pas pour quatre-vingt-dix raisons. Arrivés là-bas, nous passons les six premières minutes à se regarder et admirer la loge qui, visiblement, est une première pour le pilote. Tout ça accompagné d’un vacarme évalué à zéro décibel. Mais à présent, c’est l’heure de l’entrevue. Le commandant brise la glace en me demandant si j’ai déjà surmonté des épreuves qui m’ont failli faire perdre la raison. Je lui raconte alors mon calvaire au NYC Architype et l’aide de Louise. En retour, il récite son atterrissage et le renfort de son co-pilote. J’enchaîne en lui partageant ma passion presque excessive pour mon travail. Il me répond qu’il est tout aussi très content chaque fois qu’il se retrouve dans le cockpit. Je lui décris alors une journée comme les autres au bureau : j’arrive, je m’installe dans mon coin et je dessine jusqu’à la fin de journée, sans oublier les pauses et le dîner. Wellman me partage alors sa routine : il se lève, il prend un café, il embarque dans l’avion en attendant son second, puis décolle, atterris et le cycle recommence. Puis, il aperçoit mes plans et admire la précision et la rigueur requise. Il me confie alors qu’il connaît tous les chemins aériens du pays. C’est très impressionnant, autant que ma précision militaire. Je remarque alors que lui et moi partageons beaucoup de caractéristiques : les moments de stress, les passions frôlant l’obsession, les grands moments de solitude, de remarquables habilités intellectuelles en plus du grand silence après l’entrée. Se pourrait-il que? Je lui demande alors s’il est autiste, comme moi. Sa réponse est surprenante: il l’est aussi, mais il a caché ce fait à tout le monde. Moi, au contraire, j’informe mon entourage à propos de cet état. Pour la première fois depuis l’école primaire, je ne me sens plus seul au monde. Pour une fois, je peux comprendre et être compris, malgré ma différence…et celle du brave commandant Wellman.

FIN